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APOLOGIE DE L’IDEOLOGIE OU ANTIDOGMATISME

  

Nikolay AndreychenkoAndrey Reus

AIDE-MEMOIRE

APOLOGIE DE L’IDEOLOGIE OU ANTIDOGMATISME

(jeux de sociétés et de pouvoir avec une somme non nulle)

 

- Qu’est-ce qui nous manque pour que,

finalement, tout ne se passe pas comme d’habitude mais comme on veut ?

- C’est l’idéologie qui manque

 

Conversation entre deux étudiants

dans le métro

 

  Introduction

L’expérience du management et du travail dans de vastes domaines comme l’économie et les finance, des branches de l’industrie, d’un pays, de régions, de villes, d’infrastructures de première nécessité (infrastructure communale, santé publique, enseignement) nous a conduit à la conclusion que même avec beaucoup d’efforts et avec l’efficacité d’actions qui se manifeste de temps à autre, toute entreprise devient progressivement nulle, tout se simplifie, tout retombe. La raison à cette observation tient en un manque de travail culturo-technique approprié : ce dernier ne nous convient plus. Notre expérience nous a montré que manquait quelque chose : l’ensemble des idées qui pousse les pensées, les actions et les procédés des hommes, en un mot, l’idéologie. Le fond de la question n'est pas de considérer ce ne sont pas les idées qui motivent les gens mais les conditions économiques, les instituts sociaux, l’argent, les incitations, etc. C’est toutefois un moindre mal. S'il n'y a pas d'idéologie, rien ne démarre, le simplisme et l’avidité triomphent. En général le désir de simplifier les activités est intrinsèque à la conscience humaine. Tandis que la pensée, tout d’abord la pensée du gestionnaire, exige des efforts et de la conformité dans la forme d’analyse et des actions relatives au caractère et à la structure de l’objet et de la situation. Une perception répandue selon laquelle un gestionnaire a besoin de plus d’informations pour voir son travail aboutir nous semble ingénue et superficielle. L’information n’est pas l’idée.

Le management est un travail fonctionnant avec ses idées spécifiques. Des notions et des perceptions, par lesquelles les managers conduisent leurs activités, se forment par un schème d’abstractions spécifiques : la portée de la notion doit augmenter, et le contenu doit être simplifié pour devenir conceptuellement plus claire, et ce en fonction de l’enrichissement des situations ou la croissance de niveau de complexité structurelle de l’objet. Nous l’expliquons ci-dessous.

Travailler sur un pommier, un poirier, un prunier, un pêcher, etc. exige une multitude de profondes connaissances, et, déjà, la notion d’« arbre » les couvre en volume, mais il est plus simple que chacun des éléments qu’il recouvre, pour lesquels on distingue des caractéristiques essentielles. On peut dire la même chose de la framboise, de la groseille à maquereau, de l’argousier, de la ronce, etc., qui sont réunis sous le terme « buisson » ; de la menthe, du persil, de l’aneth, de la roquette, etc., réunis sous le terme « verdure ». Mais les termes « arbre », « buisson », « verdure », à leur tour, peuvent être généralisé en un terme : « plante », terme plus grand dans sa portée et plus simple dans son contenu essentiel. Les gens, les animaux, les poissons, les mollusques etc. ne relèvent pas du terme « plante ». Un niveau supérieur d’abstraction est nécessaire : « organisme », là encore un terme plus grand dans sa portée, mais plus « petit » dans sa complexité. Le niveau extrême d’abstraction est l’idée de la catégorie développée par Aristote, la pensée n’a nulle part où aller au-delà de la définition catégorique de l’objet. Mais c'est précisément l'objet de la pensée, et non des activités matérielles. Quand un homme transporte un réfrigérateur lourd, il n'a pas besoin de penser dans la catégorie de « système », pour ce faire, la catégorie « chose-propriété » est suffisante, car en effet, même la catégorie n'est pas nécessaire : les connaissances sur ses propriétés telles que le poids, les dimensions, les règles de transport, etc., sont suffisantes. Mais, lors de la création de nouvelles fonctions du réfrigérateur, l’utilisation de la catégorie « système » et la pensée systématique sont ici indispensable, on ne peut se débrouiller qu’avec ses connaissances. C’est la connaissance qui permet de fonctionner sans erreurs. S'il n'y a pas de connaissance, il faut toujours agir, on doit utiliser la méthode d'expériences et d'erreurs, et construire cette connaissance manquante. La conception, selon la définition de ce terme, est le fait de penser pour créer quelque chose qui n'est pas encore disponible. S’il y a la connaissance, pourquoi concevoir ? Il faut agir en conformité avec celle-ci. 

On ne peut pas identifier les activités de management aux activités destinées à maintenir un fonctionnement durable. Il est possible de manager le changement, le développement, le mouvement, on ne peut pas conduire une voiture qui ne bouge pas. La conception est un élément organiquement nécessaire du management.

 La particularité de notre pays est qu'un domaine aussi complexe de l'activité intellectuelle comme le management n’est pas reconnu comme étant digne d’avoir sa propre « économie », délimitée par un titre scientifique. Dans le pays, il n'y a pas un seul candidat ou docteur en management, tous ceux qui défendent la thèse sur le management reçoivent des diplômes de docteur en sciences économiques ou techniques. Vladimir Dal a un mot intéressant – « primak ». Cela veut dire « un gendre, accueillit dans la maison d'un beau-père », c’est-à-dire un homme qui, pour une raison quelconque n’a pas pu obtenir sa propre maison et son ménage. Le management, chez nous, est un « primak » de la pensée économique et technique.

C’est probablement pour cela que la pensée et l'action managériales ne s’appuient pas sur des informations et des connaissances, mais sur des techniques et méthodes, et, à travers elles, avec leur aide, travaille sur les termes et les connaissances, produisant dans le processus des connaissances manquantes mais nécessaires sur l’objet, en plus de celles déjà existantes. Il y a aussi une variante de l'activité non-objective, basée uniquement sur des techniques et des méthodes de résolution de problèmes pratiques, contrairement à l'économie et à la technologie. Les questions de technique et de méthode sont présentées en Annexe 1.

 

 Notion 'heretic' d'ideologie 

Les idées ont leur propre cycle de vie, elles naissent comme une hérésie et meurent comme des préjugés, comme disait un agnostique anglais au sujet de la vérité. Dans une situation problématique, lorsque personne ne comprend comment et où aller, le travail de compréhension, de réflexion et de pensée génère des idées exprimées en nouveaux termes. Pour tous ceux qui adhèrent au point de vue habituel, ces termes sont pure hérésie.

Jean Chrysostome croyait que le Christ en avait dit plus par l'intermédiaire de l'apôtre Paul qu'il n’avait pu le faire durant son court ministère terrestre (aujourd'hui l'humanité n'a que quelques données contradictoires sur les douze premières et sur les trois dernières années de la vie du Christ). Paul était l'un des individus les plus instruits de son temps, il était le seul représentant de l'intelligentsia dans l'entourage du Christ, tous les autres étaient des hommes occupés par des tâches physiques, il a rejoint cet entourage après la mort et la résurrection, il ne le connaissait pas personnellement (à l’exception de l'apparition de Christ à Paul sur la route à Damas, à la suite de laquelle il a non seulement cru, mais aussi remplacé son nom de Saule par celui de Paul). Dans le premier épître aux Corinthiens, Paul prêchait : « Car il faut qu'il y ait parmi vous même des sectes, afin que les frères d'une vertu éprouvée soient manifestés parmi vous.» Corinthe est la Grèce, et la traduction synodale de "secte" du texte grec est entré en russe, où il est dit αἵρεσις, c’est-à-dire l’hérésie, le choix, l’opinion, la direction.

Si un groupe de personnes ingénieuses en pensée échoue à faire des efforts par volonté et capacité de jugement dans une situation problématique pour surmonter le flot naturel des événements, alors la simplification inconsciente et l'aplanissement du problème se produiront inévitablement de manière naturelle. La conscience d'une personne fait automatiquement cette simplification sans sa participation. Sans travail intellectuel intense sur l'analyse de cette situation, sans conception d’une façon d’en sortir et élaborations de perspectives, voies, méthodes et moyens de sortie d’une manière compréhensible et claire pour tous, sans « faire tourner le cerveau », selon les mots d’Alexandre Zinoviev, le problème ne peut disparaître et s’aggrave. La simplification du problème dans la conscience implique le désir de le résoudre par des moyens simples et apparemment évidents, ce qui ne fait qu'augmenter et faire se reproduire les métastases problématiques et finit inévitablement par la prise de décisions simples pour des situations complexes, avec toutes les conséquences tragiques et catastrophiques que cela implique.

En Russie, les relations entre les éléments de la structure sociale ont historiquement évolué comme un jeu à somme nulle (cf. John von Neumann, Oscar Mongershtern « Théorie des jeux et comportement économique ») où le gain d'un joueur est toujours une perte pour l'autre (pour les autres).

Cette structure a été assez simple pendant des siècles, et, en raison de cette simplicité, elle était stable. Cette simplicité et cette stabilité ont été entretenues par tous les moyens, parfois interrompues par des insurrections, des brouilles, des réformes et des révolutions. La stabilité est un pouvoir autocratique avec tous les pouvoirs, une structure sociale sans complexité, avec une classe sociale sur laquelle l'autocrate s’appuie, un complexe de force absolument subordonné au pouvoir autocratique « nettoyant » les déviations vers la différenciation et les complications structurelles, un département spirituel servile qui empêche ces déviations au niveau des idées et n'a jamais été indépendant; et une système d’éducation appropriée… Mikhail Speransky a remarqué un jour en son temps : « …En Russie, il y a deux états : les esclaves du tsar et les esclaves des propriétaires terriens. Les premiers ne sont appelés libres que par rapport aux seconds, en réalité il n'y a pas de peuple libre en Russie, sauf les pauvres et les philosophes. »

Par conséquent le raisonnement réflexif et compréhensif de son expérience historique ne s’est pas produit, il a été strictement persécuté. Piotr Chaadaïev a ouvert une longue série d'hérétiques, considérés comme aliénés par l’autorité pour avoir essayé de comprendre l'histoire de la Russie. Avant autant qu’après, on a été beaucoup plus stricts avec les gens qui s'écartaient de la ligne générale du parti, comme Novikov ou Radishchev, par exemple. Si la formulation noétique de sa propre expérience n’existe pas, alors on ne peut pas obtenir une masse critique d'individus actifs et ingénieux dotés d’idées reçues par le travail et préparés pour des actions indépendantes à partir desquelles l'avenir du pays se forme. Jusqu'à présent, le problème d'atteindre cette masse critique d’individus, principalement en management, en ingénierie, en affaires, n'a pas été résolu en Russie et n'a pas même été soulevé. Le nombre d’individus actifs et les formes d'organisation de leurs activités n'atteignent pas un excès d'initiatives qui permettrait de choisir les axes de développement prioritaires plutôt que d'agir à chaque fois dans l’urgence de la situation. Cela signifie, toujours, « rattraper », recourir à la mobilisation au lieu d’observer un fonctionnement normal, forcer la redistribution des ressources au lieu de laisser jouer le marché, etc.

Historiquement, nous n’avons pas eu notre Francis Bacon ou notre Cardinal Richelieu à temps : « Chaque pays a ses défauts, et les peuples les plus intelligents sont ceux qui s'efforcent d'atteindre artificiellement ce que la nature ne leur a pas donné. Il n’y a pas plus facile que de donner des règles pour une bonne vie, il n’y a pas plus difficile que les appliquer, mais ce n'est cependant pas impossible. Il n'existe pas de société au sein de laquelle il n’y aurait pas beaucoup plus de gens mauvais que de bons. La tâche confiée à beaucoup de gens est tellement désespérée que tout le monde compte sur son camarade, et les décisions acceptées par la société sont rarement fondées sur la raison, car bien qu'il y ait beaucoup de gens raisonnables et bons, le nombre d'imbéciles et de malhonnête est toujours plus important » (Richelieu « Le Testament politique »). Ce n'est qu'au début du XIXème siècle que l'activité de Mikhaïl Mikhaïlovitch Speransky a eu lieu, activité dont la mission historique n’a jamais été achevée.

Toutes les réformes, en Russie et à l'exception de la tentative de réforme de Speransky, n'étaient pas des réformes ciblées, mais bien plutôt forcées depuis le sommet de la verticale du pouvoir dans le cadre d'un dogmatisme idéologique formé par elle-même. Un dogmatisme qui n'avait pas tant besoin d'expliquer le but de ses actes et d'y faire participer activement des « ingénieux », que de se sacraliser dans des conditions de rejet total et de résistance au changement. Ivan le Terrible a même essayé, à cet effet, de diviser le pays en « zemshchina » et « oprichnina ». Nous savons que rien n’en est sorti et qu’il lui a fallu dix ans pour tout comprendre et liquider son oprichnina.

Un cercle vicieux s’est formé : le pouvoir ne supportait pas les divergences d'opinion (Catherine II : « Radishchev est un rebelle pire que Pougachev »), les problèmes n'ont pas été soulevés et n'ont pas été résolus sur le terrain (constamment, universellement, progressivement et sans douleur, dans l'idéologie de Kaizen, pour ainsi dire) par une masse critique de personnes compétentes dans ces domaines. Naturellement, les problèmes se sont accumulés et ont exigé une action décisive à grande échelle pour les résoudre depuis le sommet de la verticale du pouvoir. Les actions décisives ont été réalisées en copiant celles de l'Occident (on ne produit pas ses propres idées), tout en brisant et en augmentant le fossé entre les autorités et les sujets non libres, et en nourrissant parallèlement « l'opposition non-systémique ». Celle-là considérait comme un devoir sacré de lutter avec le pouvoir, et n’acceptait pas « l’unité et la lutte des contraires » ou la coopération, et appelait aux armes (cf. la collection « Changement de repères »). Dans cette collection, la vérité du peuple et la vérité absolue de l’intelligentsia sont discernées et parodiées dans « le Veau d'or » dans l'explication du comptable Berlaga à Skoumbrievitch : « Je n'ai pas fait cela dans l'intérêt de la vérité absolue mais dans celui de la vérité. » De telles actions nourrissent tout le temps la méfiance et la haine sourde de la population. Le Godounov de Pouchkine l'a exprimé en ces termes : « Le pouvoir vivant est insupportable pour le peuple. » Cette méfiance dirigée à l’encontre du système de management a pris une forme de croyance paradoxale en un bon roi et de mauvais boyards. La réaction naturelle des autorités aux conséquences de leurs propres actions a été le renforcement et la protection du dogmatisme au lieu de la construction d'une idéologie de réaction rapide. Les structures de forces étaient les seules à réagir rapidement. C’était une histoire sans fin, la boucle est bouclée.

Les pays occidentaux ont pris un chemin différent. C'est grâce à des efforts particuliers pour analyser les idées et les méthodes de travail sur les idées et, par conséquent, grâce à un raisonnement réflexif et compréhensif de leur propre histoire, qu’ils ont appris à compliquer leur structure sociale en fonction d'une situation changeante. Remarquons-le, la société et le pouvoir ont appris à se transformer. À la suite des réflexions sur les guerres de religion, la Réforme, les révolutions sanglantes, les guerres civiles, les guerres destructrices entre pays et les alliances entre pays, y compris durant les deux guerres mondiales, l'Occident a progressivement appris à mener les jeux du pouvoir et de la société avec une somme non nulle, où le gain d'un côté n'entraîne pas nécessairement une perte de l'autre.

Ce ne sont pas les conditions matérielles de la vie selon Marx, ni les dogmatisme idéologiques tels que « l'autocratie, l'orthodoxie, le nationalisme » ou le « communisme scientifique », mais bien l'idéologie qui a joué un rôle clé. C'était l'idéologie, vivante, changeante, contradictoire, produite et simultanément consommée par tous, possédant un pouvoir d'assimilation incroyable, capable d'inclure à la fois des initiatives privées et des bouffées d'esprit, même des protestations. Cette idéologie est totalement disséminée dans tous les canaux d'influence sur la conscience des gens, elle est construite et soutenue par les maîtres de concentration de l'attention par l'intérêt, et non par l’imposition violente, elle est universellement disponible et « invisible » en même temps.

Et, ce qui est surprenant pour notre conscience, elle n'a pas de centre de contrôle, elle vit comme internet, sans patron, bien avant son émergence. La cohérence des déclarations et des actions d’une variété de personnalités occidentales nous fait toujours soupçonner l'existence d'un tel centre. Et pourtant il n'y en a pas (cf M. Weber, « Éthique protestante et esprit du capitalisme », K. Mannheim, « Idéologie et utopie », M. McLuhan « La galaxie Gutenberg : la genèse de l'homme typographique », A.A. Zinoviev « L'Occident. Le Phénomène de l'occidentalisme », et des travaux d'autres auteurs de pensée + la multitude des publications sur internet).

L'idéologie ne peut pas mourir, elle est reproduite par « l’ensemencement » et ne peut être détruite, comme internet. Contrairement aux dogmatiques de toutes sortes, dont la mort naturelle, ou leur mise à mort artificielle (euthanasie) et les conséquences catastrophiques pour les sociétés qui en dépendent, que nous voyons constamment dans l'histoire. Comme, d’ailleurs, la réduction des dogmatiques à leur place organique dans l'ordre social, lorsque la partie dogmatique des idées est fixée dans l'éducation (pour les jeunes entrant dans le monde de la pensée et de l'activité autant que pour les adultes capables). C’est une erreur de dire qu'il est possible d’être engagé dans l'éducation tout en ignorant le système de gouvernement et l'état de la population adulte. Le système de gouvernement et l'éducation sont des éléments liés, au cours de leur processus le système de gestion prépare (ou, au contraire ferme) des places pour ceux qui quittent la sphère éducative et entrent dans la vie active et des places pour le futur personnel éducatif. La Triade d’Or : management – éducation – esprit du monde, est peut-être le modèle idéal du management de gouvernement.

Le système de management de cette triade fonctionne plutôt dans le cadre idéologique que dans le dogmatique. Le mouvement des « idéologues » de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècle, mené par Antoine Destutt de Tracy en France, auteur du concept et du terme « Idéologie », pratiquement combiné avec le système de management et l'éducation, a peut-être été le mouvement le plus progressiste dans l’histoire de l'humanité (le plus proche de l'esprit du monde, de l'histoire, de la culture, de l'art ...). Nous ne pouvons pas imaginer Hegel ou Kant comme ministres dans le gouvernement allemand. Où mettre leurs calculs théoriques ? Contrairement à la version française des Lumières et aux « idéologues » qui l'ont achevée, la philosophie allemande peut aussi être considérée comme un moyen d’évacuation des gens intelligents, comme une manière de les destituer. Ou pire, comme une méthode de séparation des pouvoirs et de l'esprit. Les Européens lisent encore Marx car ses activités ressemblent au travail des idéologues en France. Les idées de Marx ont conquis le monde (les systèmes de management), mais pas sous la forme de « l'idéologie » : sous la forme du dogmatisme, puisqu'il avait rejeté « l'idéologie » (dans le bon sens du terme).

Mais la dogmatisation de l'idéologie conduit à sa dégénérescence. La dogmatisation d'une idée comme celle de démocratie, par exemple, a plongé l'humanité dans son état actuel, ce qui alarme non seulement des penseurs, mais aussi des hommes raisonnables. Lorsque le concept de démocratie était un idéal, ce qu’on aspirait à atteindre, tout était plus ou moins constructif. L'état d'une société qui cultive et éduque constamment ses citoyens, dans lequel le système de management peut aisément être remplacé par un autre sans effusion de sang (même avec un cours ou une doctrine contraire), sans révolution, n'était pas une réalité universelle, mais un espoir et un but, l'idée de démocratie gagnait de plus en plus de foules et des changements sociaux avaient lieu. Mais la démocratie a emporté la partie, elle est devenue une banalité quotidienne (cf. « La fin de l'histoire » de F. Fukuyama), l'idée d'égalité, la prédominance des intérêts minoritaires et la tolérance qui en découle (idée fermée mais très électorale) est devenu dominante et absurde. Désormais, la principale personne d’importance dans cette soi-disant société n'est pas un citoyen responsable, mais un être appartenant à des minorités nationales, un orphelin, un infirme, un être d’une orientation nécessairement non traditionnelle (homosexualité, lesbianisme, pédophilie, nécrophilie ...) ou avec le SIDA. Les idées d'égalité, d'homogénéisation, de tolérance à l'égard de tout ce dont les tolérants ont besoin, sont les plus destructrices pour la société humaine. On a bombardé la Yougoslavie, la Libye et d'autres pays pour protéger cet infirme idéal, et, parallèlement, on a écrasé et transformé en infirmes un grand nombre de citoyens. La démocratie, en plus des idées positives qui y sont inhérentes, a longtemps été utilisée comme dogme, elle est un instrument entre les mains des joueurs qui gouvernent le monde, pas un instrument de force mais l’instrument légitime, reconnu. « La démocratie n'est rien d'autre que l'oppression du peuple par le peuple pour le peuple » (Oscar Wilde).

L'Occident a encore dans son arsenal un autre moyen pour contrôler les actions des gens à travers leur conscience  : la politique. La politique comme lutte entre des programmes construits sur différents ensembles d'idées qui forment artificiellement autour de ces idées une grande communauté de personnes, de partis. Auparavant, c'était à l'intérieur des frontières des pays, maintenant des partis sont formés même à l’échelle supérieur. La Russie n'a pratiquement aucune expérience politique. Ce qui a pu être exprimé par la citation de V. Tchernomyrdine : « Quel que soit le parti que nous cherchons à créer, on finit avec le PCUS. » La tendance mondiale actuelle est à la diminution du rôle et du poids du format politique dans le management des actions des gens à travers leur esprit, ce qui est concevable au regard de la réduction générale du nombre de personnes participant aux élections. Le management se recentre sur le format idéologique. Cette tendance s'est particulièrement intensifiée dans le cadre de la transformation de l'espace de communication, ce que se manifeste dans la disponibilité des connaissances online.

Les méthodes propagandistes (de force) qui influencent la conscience fonctionnent encore, mais de mauvaise façon, incertaine et pour un temps limité. Et seulement dans le cas des strates sociales non éduquées et non cultivées, c’est-à-dire dans le cas de ceux qui ne sont pas formés pour garder le travail de leur conscience sous contrôle de la volonté. Ceux qui ne savent pas apprendre et changer, et qui vivent selon la coutume, la tradition, les clichés de la propagande, utilisent la connaissance « d’occasion », ils croient que, pour gagner les autres, il faut avoir recours à la violence, mais ne comprennent pas qu’il s’agit du pouvoir pour se vaincre soi-même.

Le département idéologique du Comité Central du PCUS faisait un travail énorme dans le pays et dans le monde. Le monde considérait l'URSS comme le pays le plus empreint d’idéologie, mais il n'y avait pas d'idéologie, il y avait un dogmatisme idéologique à visées plutôt tactiques que stratégiques. D’ailleurs le ministère de la propagande et de l'éducation du Troisième Reich n'a pas réussi non plus. Contrairement aux « démocraties pourries », comme on les appelait jusqu'au 22 juin 1941 dans les presses allemande et soviétique, il n’y avait, ni en Allemagne ni en URSS, d'idéologie comme système dirigeant et guidant des idées et opinions, déterminant, sans ordres directs des dirigeants, les pensées et les actions des personnes de différentes strates de la société. Le Troisième Reich a été conquis par force après 13 ans d’existence, et le système soviétique, qui a résisté pendant 70 ans aux purges, au surmenage et à de puissants chocs extérieurs, s’est totalement effondré à cause d'une influence idéologique douce. Personne n’a pris sa défense : les idées qui avaient été plantées au fil des ans ne se sont donc jamais installées parmi les masses qui ont été totalement emportées par des idées complètement différentes.

Mais les chansons de Vysotsky peuvent clairement être attribuées au phénomène idéologique : elles évoquent et provoquent des expériences et des pensées similaires, engendrent des déclarations et des actions et unissent les gens de différentes couches sociales, des intellectuels raffinés aux SDF. Et il n’est pas important que ça soit «pour» ou «contre», «interdits» ou «encouragés». Elles exercent leur influence idéologique quoi qu’il arrive.

Lorsque la place du « communisme scientifique » en tant que dogmatisme de premier plan a été libérée pendant la perestroïka, le pouvoir n’est pas arrivé à construire une idéologie hybride, contrairement à la Chine où l'idée communiste et de l’économie de marché coexistent et coopèrent bien. Le pouvoir soviétique n'a pas annoncé de priorités et de lignes directrices pour la construction d'une nouvelle idéologie et, n'a même pas préparé un remplacement des anciens dogmes par de nouveaux.

Et, comme toujours, a emprunté des idées prêtes, « clés en main », de l'extérieur. Y compris l'idée étrange de désidéologisation de la société, comprise comme une vie sociale sans idées et qu'il est difficile d'imaginer. L'idée d'absence d'idéologie (cf. D. Bell, John. Galbraith, Z. Brzezinski, et d'autres. « La fin de l'ère de l'idéologie », F. Fukuyama, « La Fin de l'Histoire et le Dernier Homme ») est inclus dans l'idéologie de la société occidentale idéologisée jusqu'au bout des ongles, et qui travaille à sa stabilité. On n’y parle pas d’une vie sociale sans idées du tout, mais d’une vie sans ciment dogmatique tenant un ensemble limité d'idées, d’une vie avec changement constant des idées. En Russie, l'idée de désidéologisation a fonctionné de manière destructrice. La thèse selon laquelle « nous n'avons pas d'idéologie, nous sommes engagés dans un travail pratique » a joué un rôle (elle a été exprimé par B. Gryzlov, dans une citation plus connue : « La Douma d'Etat n'est pas un lieu de discussion »). La tâche de concevoir (construire et mettre en œuvre) des idées dominantes dans la société, de rechercher les processus de leur apparition, développement et modification et d’affiner les méthodes de ce travail lui-même n'a jamais été posé au moment le plus approprié pour cela.

En Russie les autorités, mais aussi la société, qui acceptaient avec enthousiasme les idées venues de l'extérieur, ont manqué à cette tâche. Pis encore, la société a exigé de réformer le gouvernement, sans efforts pour se réformer elle, croyant apparemment que les autorités étaient à blâmer mais pas la société elle-même. Par conséquent, les autorités doivent se réformer elles-mêmes et donner à la société ce que le PCUS a promis, mais sans, pour une raison quelconque, tenir sa promesse. La question de Sergueï Dovlatov est pertinente : « Nous critiquons sans cesse le camarade Staline, et, bien sûr, pour la cause. Mais je voudrais vous demander – qui a écrit quatre millions de dénonciations ? »

Pour remplacer l'idée du communisme, qui avait été prise à l’Occident et imposée à la société, et enfin si facilement jetée à la poubelle (Jvanetsky : « Un jour, tous les communistes, trop impétueusement, sont devenu orthodoxes »), la société a adopté les idées de marché, de démocratie, de propriété privée, et un étrange travail a commencé, clonage dogmatique de tout ce qui est « bien », sans fondement quelconque, sans idéologie ou nouveaux dogmes. Les calculs dans le contrôle manuel du monde des idées n’étaient pas bons, et on n’a jamais posé les tâches nécessaires à l'organisation d’un réseau du soutien de la pensée comme base d’actions ciblées et au support éducatif de ces actions. Si l'histoire montre plusieurs tentatives de rendre raisonnable la constitution humaine par l'éducation, et par l'application de cette éducation pour manipuler tout ce qui pouvait être aménagé par un individu – les mises en pratiques ont échoué, et pas seulement dans notre pays. Cela ne signifie pas qu'on devrait se croiser les bras. La réalité digitale nous donne une autre chance de s’assurer un succès futur. Cela implique de se joindre au courant intellectuel mondial, et peut-être même de lancer des jeux de société et de pouvoir avec une somme non nulle, mais croissante. Il est possible de rater cette occasion une fois de plus, mais tôt ou tard, c’est quand même inévitable.

Bien entendu, d'autres dogmes ont immédiatement commencé à se battre pour la place vacante du « communisme scientifique » (un lieu fonctionnel n’est jamais vide) et, déjà, au XXIème siècle, ce lieu a est fermement occupé par la religion et le patriotisme. Et ceci malgré le fait que la Russie est un état laïque, c'est-à-dire un pays où l'église est séparée de l’Etat. La même église a publié la « Détermination du Synode Gouvernant du comte Léon Tolstoï » en 1901, où il était officiellement annoncé : « L'Eglise ne se considère pas comme un de ses membres et ne pourra se considérer ainsi jusqu'à ce qu'il se repente et rétablisse sa communication avec elle. Maintenant, nous en témoignons devant toute l'Église. » Non seulement ses vues hérétiques sur l'orthodoxie, mais aussi ses vues sur le patriotisme ont joué un rôle. Il a inclus dans son « Cercle de lecture » l'aphorisme de Samuel Johnson : « Le patriotisme est le dernier refuge de la canaille » (Patriotism is the last refuge of a scoundrel) et publie en 1900 un article « Patriotisme et gouvernement ». L'archiprêtre Jean de Cronstadt écrivait en 1902 : « La main de Tolstoï s'est levée pour écrire une si vile calomnie contre la Russie et son gouvernement ! Un athée audacieux et extravagant, comme le traître Judas ... Tolstoï a tourné sa personne vers la laideur, le dégoût ... »

Voici un fragment de la « perversion de la personne » du comte Tolstoï, déjà partiellement citée plus haut : « Il existe toujours, pour un individu isolé de même que pour des groupes d’hommes, des idées du passé qui ont vieilli et qui leur sont devenues étrangères, auxquelles les hommes ne peuvent plus retourner, comme il en est, par exemple, pour notre monde chrétien : l’idée de cannibalisme, de pillage public, d’enlèvement des femmes, etc., dont on n’a plus que le souvenir. Il existe des idées du présent qui sont suggérées aux hommes par l’éducation, par l’exemple, par toute l’activité du milieu ambiant, des idées sous l’influence desquelles les hommes vivent dans un temps donné ; comme, par exemple, à notre époque, les idées de propriété, de constitution d’État, de commerce, d’utilisation des animaux domestiques, etc. Et il existe enfin des idées qui seront celles de l’avenir ; les unes sont près de leur réalisation et forcent les hommes à changer leur vie et à lutter contre des formes de vie antérieures ; ainsi, par exemple, chez nous l’idée d’émancipation des ouvriers, de l’égalité des droits de la femme, de l’abandon de la nourriture animale, - les autres, quoique déjà reconnues par les hommes, ne sont pas encore entrées en lutte avec les conditions antérieures de la vie. Telles sont les idées qualifiées à notre époque temps d’« idéaux » – ainsi l’abolition de la violence, l’institution de la communauté de biens, d’une religion unique, la fraternité universelle entre les hommes ».

« Par conséquent, chaque homme et chaque groupe d’hommes d’une même espèce [...], ayant derrière eux les souvenirs vieillis du passé et devant eux l’idéal de l’avenir, se trouvent toujours dans un processus de lutte entre les idées vieillissantes du présent et les idées naissantes de l’avenir. Il arrive habituellement que, lorsqu’une idée qui était utile, voire même nécessaire dans le passé, devient superflue, elle cède sa place après une lutte plus ou moins prolongée avec une nouvelle idée, idéal d’autrefois, qui devient à son tour idée du présent. »

« Mais il arrive aussi qu’une idée vieillie, déjà remplacée dans la conscience des hommes par une idée supérieure, soit telle que sa conservation est avantageuse pour certains hommes qui possèdent le plus d’influence dans la société. Et il advient, que cette idée vieillie, quoiqu’elle soit en contradiction flagrante avec l’ordre des choses qui a changé, continue à influencer les hommes et à diriger leurs actes. Une telle conservation d’une idée vieillie a toujours eu lieu et aura lieu encore dans le domaine de la religion. La cause en est que les prêtres, dont la position avantageuse est liée à la vieille idée religieuse, profitent de leur pouvoir et retiennent, intentionnellement, les hommes dans cette idée.

La même chose se passe et pour les mêmes raisons dans le domaine de l’État, par rapport à l’idée de patriotisme sur laquelle est basée chaque gouvernement. Les hommes pour lesquels il est avantageux d’entretenir une idée qui n’a plus aucun sens et aucune utilité, le font de manière artificielle. Et comme ils possèdent les moyens les plus puissants pour influencer les hommes, ils peuvent toujours les utiliser.

 C’est ainsi que je m’explique l’étrange contradiction qui existe entre la vieille idée de patriotisme et l’ordre d’idées tout à fait opposées, déjà entrées dans la conscience du monde chrétien de notre temps ».

« Il faut que les hommes comprennent que ce sentiment de patriotisme qui, seul, soutient cet instrument de violence, est un sentiment grossier, nuisible, honteux, mauvais, et – ce qui est le plus grave –

immoral. C’est un sentiment grossier puisqu’il n’est propre qu’aux hommes placés au plus bas degré de la moralité, et qui attendent des autres peuples les mêmes violences qu’ils sont prêts eux-mêmes à leur infliger ; c’est un sentiment nuisible puisqu’il rompt les relations avantageuses, joyeuses et paisibles entretenues avec les autres peuples, et principalement parce qu’il produit ce type d’organisation de gouvernement où les pires des individus peuvent obtenir et obtiennent toujours le pouvoir ; c’est un sentiment honteux puisqu’il transforme l’homme non seulement en esclave, mais en coq de combat, en taureau de cirque, en gladiateur qui perd ses forces et sa vie non pour atteindre un but personnel, mais pour celui poursuivi par son gouvernement ; c’est un sentiment immoral, puisqu’au lieu de se reconnaître fils de Dieu, comme nous l’enseigne le christianisme, ou du moins homme libre dirigé par sa raison, — chaque homme, sous l’influence du patriotisme, se reconnaît fils de sa patrie, esclave de son gouvernement et accomplit des actes contraires à sa raison et à sa conscience ».

Les gens traitent l'idée de patriotisme différemment, selon qu'ils se trouvent de point de vue de la raison (tout questionner) ou de point de vue du dogme (je crois, parce que c'est absurde). Et cela est normal : « il doit y avoir une divergence d’opinion entre nous » à la fin.

Longtemps le dogme scientifique a occupé la place du dogme religieux dans le monde. Il s’est formé selon des plans et des modèles d'idéologie pendant la lutte contre la domination totale du dogme religieux, puis, après sa victoire, il est lui-même devenu un dogme (voir P. Feyerabend « Contre la méthode »).

Alexander Zinoviev : « La science et l'idéologie diffèrent par leurs objectifs, leurs méthodes et leurs applications pratiques. La science a pour but la connaissance du monde, l'acquisition de connaissances sur le monde. Il cherche la vérité. L'idéologie, de son côté, vise à façonner la conscience des gens et à manipuler leur comportement en influençant leur conscience, et non à atteindre la vérité objective. »

Zinoviev lui-même était un « malgréiste » éternel, un hérétique avec une compréhension et une pensée claires des chises, mais qui distinguait entre science de l'idéologie en les opposant, se rangeait du côté de la science. En même temps, il considérait l'Occident, contrairement à la Russie, comme une société profondément idéologisée, mais sans perspectives et menant l'humanité à une impasse. Il écrivit pour la Russie son « Idéologie d'un Parti de nouveau type ».

Si on y réfléchit et qu’on remplace « manipulation » par « management », et pour faire référence à Saint Thomas d’Aquin qui croyait que seuls les corps étaient soumis au pouvoir séculier, pas leurs âmes, il se révèle que c’est là une idée absolument hérétique, et en relation avec Zinoviev lui-même : « L'idéologie vise à façonner la conscience des gens et à diriger leur comportement en influençant leur conscience, elle n’aspire pas à atteindre la vérité objective. »

Zinoviev croyait (et c’est, apparemment, profondément vrai) que le nombre de gens qui sont guidés dans leurs décisions et actions par la vérité objective ou scientifique dans tous les types de communautés humaines (« humitières », comme il les appelait) est négligeable. En réalité, les actions des gens sont beaucoup plus déterminées par un système de concepts et de notions ancré dans leurs mémoires et consciences, plutôt que par des théories scientifiques, quels que soit leur degré d'objectivité, leur honnêteté scientifique et leur pureté.

La réalité ne peut pas être négligé, et la stabilité et la capacité des « humitières » à se développer par l’idéologie se sont avérées historiquement incommensurablement plus élevées que celles disposant d’un dogme quelconque, soit religieux, scientifique, économique ou idéologique. Bien sûr, on peut continuer à s’en tenir à la compréhension de l'idéologie comme une conscience illusoire, séparée de la vie sociale réelle et générant des idées sans valeur pratique, suivant K. Marx et tout le XIXème et XXème siècles, adhérant à cette idée de dogmatique scientifique et donnant des centaines de citations du genre : « L'idéologie est la pensée collective, inconsciente, de certains groupes qui cachent l'état actuel de la société de soi et des autres » (Karl Mannheim), « L'idéologie est un système de préjugés et d’illusions » (Max Scheller), « L'idéologie est la pensée qui s'est écartée du bon chemin » (V. Stark) et ainsi de suite.

Sur les mésaventures de l'idéologie dans le processus historique naturel, on pourrait écrire des romans policiers. Mais nous nous limiterons à la reconstitution génétique compréhensive de la notion d  «  déologie » elle-même (voir l'annexe 2).Management works with ideas in its own specific way. Notions and representations, that are being used by the managers, are created according to a specific scheme of abstraction: the volume of notion has to increase, whilst the content has to become simpler and conceptually more understandable as far as situation or the structure of the object gets more complex. Let’s make an example.

Le cas de Russie de la cooperation du pouvoir, de l'education et de l'intellect mondial 

Dans l'histoire de la Russie, comme on dit maintenant, un cas de synthèse idéologique de l’intellect mondial, de l'éducation et du pouvoir s’est produit. Cela peut être étonnant, mais cela a eu lieu en même temps que les activités des « idéologistes » en France. On voudrait supposer que le contemporain de Tracy, Mikhail Speransky, analysait soigneusement et suivait l'évolution du fondement noétique réflexif de la logique des événements étonnants qui ont eu lieu en France à son époque, et n'a pas seulement été surpris par les événements eux-mêmes. Il ne pouvait manquer de prêter attention à la place et au rôle des « idéologistes » dans le fondement idéologique des processus émergents de changement social (en plus du mouvement des grandes masses, des événements sanglants impliquant la guillotine, des débats violents à la Convention, des coups d'État, des guerres, etc.). Il était lui-même en train de résoudre un problème similaire et, certainement, observait et analysait l'influence de ses idées sur les changements sociaux en Russie. Mais il résolut ce problème de manière complètement différente, sans effusion de sang, par des moyens d'idéologisation, et en essayant de réunir en un seul lien de coopération le pouvoir, en la personne de l'Empereur Alexandre, et l’« intellect mondial » en sa personne. Speransky était d’ailleurs un adversaire idéologique des révolutions, et, plus tard, fut le juge présidant le procès des Décembristes.

Les activités des « idéologistes » en France et les activités de Speransky, comme secrétaire de l'idéologie du Comité central russe d'Alexandre Ier et des membres du Comité secret, ont eu lieu non seulement en même temps, mais ont suivi des scénarios similaires. Cependant, Tracy s’est immédiatement engagé à la création d'un système éducatif qui cultivait la compréhension et la pensée des citoyens, tandis que Speransky n’avait pas la moindre préoccupation pour les citoyens, et il est arrivé à la conclusion que le pouvoir et l'intellect mondial peut être cimenté par l’éducation après avoir compris qu’il n’était pas destiné à réaliser ses réformes en Russie. Il a fait face à une étrange indécision d'Alexandre quant aux réformes, à sa téméraire volonté de combattre Napoléon, que même Austerlitz n'avait pas dégrisée, à l'incompréhension des membres du Comité Secret, à une farouche résistance à ses réformes de la part de l'élite dirigeante. Au début du siècle, les idéologues en France, et Speransky en Russie, étaient au sommet du pouvoir (Speransky, en 1810, est devenu Secrétaire du Conseil d'Etat - la deuxième personne dans l'empire), et ils ont eux-mêmes participé à la mise en œuvre de réformes, et pas seulement de leur conception et justification théoriques, démontrant par là le plus haut niveau de dispositions intellectuelles pour des actions de cette nature. Quand Napoléon a rencontré Speransky en personne pour la première fois à Erfurt et a évalué son potentiel, il a offert de l'échanger contre n'importe quel royaume en Europe, au choix d'Alexandre. Apparemment Napoléon n’a pas mis assez de sel dans cette proposition espiègle et « les ambitieux, en foule autour du trône, les bourreaux du génie et de la liberté », qui se sont déchaînés contre l'introduction d’un impôt sur les domaines nobles et l'introduction d’examens en décernant des grades, ont déclaré Speransky agent de l’étranger et l’ont envoyé en exil pour quatre ans, où il s’est livré à une profonde analyse réflexive.

Les objectifs et intérêts des autorités et des réformateurs se sont séparés sur tout. Napoléon a fermé le département moral et politique de l'Institut National, la section d'analyse des sensations, des idées et des signes de Tracy a cessé d'exister en 1803, et la tâche d'éduquer le citoyen a été retirée des projets de réforme de l'éducation française ; alors même que Tracy allait continué à écrire et publier ses livres sur l’idéologie et restait sénateur et chef de fil des intellectuels français jusqu'à sa mort. Mais la victoire sur Napoléon, avec la contribution décisive de la Russie, a mis un terme en France et en Europe au trajet possible de développement au moyen d’efforts spécifiques visant à cultiver des citoyens dotés de compréhension et de réflexion. Naturellement, à partir de ce moment-là, les formes d'organisation de la pensée plus rationnelles et orientées vers la pratique ont obtenu l'avantage sur le long terme. Et les Anglais n’avaient pas d’égaux.

La victoire sur Napoléon a donné le feu vert aux idées obscurantistes en Europe et en Russie, par exemple, l'apparition au ministère de l'Éducation de l'Empire de Russie d'une circulaire secrète intitulée : « Sur la réduction de l'éducation au gymnase » ; qui, plus tard, est entré dans l’histoire sous le nom de « Circulaire des enfants de la cuisinière » et revenu dans une thèse de Lénine sur la cuisinière ayant maîtrisé le management de l'Etat. Extrait de ce qui provoqua l’indignation dans la société : « Il faut expliquer aux responsables des gymnases et progymnases qu'ils n'acceptent que les enfants pris en charge par des personnes fournissant des garanties suffisantes quant à la surveillance à domicile. Ainsi, dans le strict respect de cette règle, les gymnases et les progymnases seront libérés de l'arrivée des enfants de cochers, chasseurs, cuisiniers, blanchisseuses, petits commerçants, etc., dont les enfants, à l'exception de ceux qui ont des capacités de génie, ne devraient pas aspirer à une éducation secondaire et supérieure. »

Mais en général, en Russie, tout pouvait se développer d’une façon différente qu'en France et la ligne de l'idéologie pouvait se développer davantage. Les activités de Mikhail Mikhaïlovitch Speransky et plus tard de Konstantin Dmitrievich Ouchinsky pourraient relier cette triade d’or : l'esprit du monde – l'éducation – le pouvoir.

Speransky a conçu un projet de cycles éducation/génération du développement de la Russie, définissant un règne séparé par le cycle naturel de la vie du système de gestion de l'empire. Partisan de la monarchie constitutionnelle, il croyait en l'éducation du "César juste", il croyait que, dans le règne actuel, le système de management du prochain devait être cultivé.

Le 1er décembre 1808, Speransky lu à l'Empereur Alexandre sa note « Sur l'amélioration de l'éducation publique universelle » et présenta le projet des « Règles préliminaires pour les lycées spéciaux » qui énonce les principes de la formation et de l'éducation du lycée de Tsarskoïe Selo. Le projet original du Lycée a été conçu pour éduquer les jeunes frères d'Alexandre Ier, Nicolas et Michel, en compagnie de quinze des meilleurs garçons de différents strates sociales de la Russie et pour préparer le sommet du système de management de l'empire pour le prochain règne. Speransky, comme toute la cour, savait que Constantin ne voulait pas régner, comprenait que sans enfants Constantin, an et demi plus jeune qu'Alexandre, n'était qu'un héritier nominal du trône. Nicolas pourrait être le vrai héritier, plus jeune que Constantin de 17 ans (Alexandre Ier n'avait pas de fils, les deux filles étaient mortes à un âge précoce et il pensait que c'était là une punition de Dieu pour son parricide). Speransky entendait former dès l'enfance la future élite du pouvoir du pays en tant que porteurs d'une certaine idéologie.

Mais la mère impératrice douairière (elle eut dix enfants avec Paul Ier) n'était pas d'accord pour éduquer ses fils cadets au lycée. Catherine avait pris ses fils aînés et les avait élevés elle-même.

Alexandre n'a pas insisté : le lycée a été étendu à 30 sièges et a joué un rôle dans l'histoire, bien que le projet original de Speransky ait été soumis à des modifications radicales.

Extrait de la charte d'Alexandre à l'ouverture du Lycée : « Nous ouvrons maintenant le nouveau Sanctuaire des Sciences ! Nous voulions assigner spécialement un certain nombre des jeunes, les plus doués et dotés des meilleures qualités morales, aux parties importantes du service de l'Etat, et pour les former nous les réunissons dans ce Sanctuaire ; nous avons invité la science et les beaux-arts, les plus appropriés pour élever cette jeunesse. Pour preuve de notre bienveillance à l’égard de cette école spéciale, nous lui accordons le titre de Lycée Impérial. »

Speransky fit une nouvelle tentative pendant le règne de Nicolas I (qui, malheureusement, n'a pas reçu d’éducation au Lycée de Tsarskoïe Selo). Des gens posent la question : « Comment un père aussi grand que Nicolas Ier pouvait-il élever un fils comme Alexandre II, avec un contrôle autocratique absolu de Nicolas sur toutes les affaires de Russie, même beaucoup moins importantes que l’éducation de l’héritier ? »

Face à l’insistance de l'Impératrice, Vassily Andreevitch Joukovski avait été nommé responsable de l'éducation du tsarévitch Alexandre, le futur tsar-réformateur. Le programme éducatif était développé par Joukovsky et Speransky ensemble, et Speransky lui-même a dirigé des cours sur la législation pour les héritiers. A cette époque, il avait déjà achevé son titanesque travail sur la compilation du Code des lois de l'Empire de Russie, une édition officielle des actes législatifs existants dans l'Empire de Russie selon un ordre thématique, en 15 volumes. Les savants les plus sérieux et les hommes d'Etat russes ont mené des cours avec l’héritier : les académiciens K.I. Arsenyev (statistiques et histoire), E.D. Collins (sciences physique et mathématiques), K.B. Trinius (histoire naturelle), G.I. Hess (technologie et chimie), les ministres et diplomates E.F. Kankrin (finances), F.I. Brounnov (politique étrangère). Cependant, il était impossible de former l'héritier pour envisager son futur environnement managérial selon le projet du Lycée, cette idée ne serait réalisée d'aucune façon. Mais de notre point de vue, historique, on peut voir les résultats de la formation individuelle de la première personne de l'Etat selon ce schéma.

Le même système a été appliqué à l'éducation du prince Nicolas, fils aîné d'Alexandre II. Là encore, la mère de l'héritier a joué un rôle décisif. Jusqu'à 16 ans, l'éducation de Nicolas, Nix, comme on l'appelait dans la famille, n'était pas systématique, mais l'impératrice, adorant son fils aîné, demanda de l’aide à Konstantin Dmitrievich Ouchinsky. Elle le connaissait de l'Institut de Nicolas des orphelins de Gatchina et de son poste de directeur de l'Institut Smolny. Il lui a écrit personnellement quatre lettres exposant sa vision. Ces « Lettres » ont été écrites par Ouchinsky en 1859, elles ont été adressées personnellement à Maria Alexandrovna, et ont été publiées pour la première fois en 1908. Voici quelques extraits de ses « Lettres sur l'éducation de l'héritier du trône de Russie » :

« La connaissance des détails et des trivialités de la science est nécessaire soit pour quelqu'un qui, en s’y intéressant, veut réaliser le but de sa vie, soit pour un technicien ou un exécutant. Mais pour un futur dirigeant et législateur, de telles bagatelles sont presque inutiles. Pour lui, il est nécessaire qu'il comprenne tout ce qui l'entoure, et qu'il puisse donner une direction générale, afin qu'il puisse apprécier le travail des exécutants et que les exécutants soient faciles à trouver. C'est pourquoi on ne peut pas attacher une grande importance à telle ou telle négligence dans l'information factuelle et, Dieu nous en préserve, il ne faut pas surcharger un esprit jeune avec tous ces détails; quand il exige d’autres nourritures : des idées, des sentiments, de l’animation. »

« Nous avons toujours utilisé des croyances étrangères, nous les avons remplacées facilement, mais nous avons du mal à les implanter chez nous et elles nous ont apporté peu d'avantages essentiels. Mais désormais, l'Europe occidentale nous a donné une terrible leçon : des milliers de ses croyances se sont battues et se sont effondrées en poussière. Maintenant, pour nous, heureusement ou malheureusement, il n'y a rien à imiter : où à l’étranger trouverons-nous une conviction que nous pourrions reconnaître comme nôtre ? Bien sûr, pas en France, où le gouvernement n'est tenu que par la manque de convictions fermes dans la société et où la société est contente du gouvernement, précisément parce qu'il n'a pas de convictions. Et pas en Allemagne, où la philosophie de l'état métaphysique a dégénéré en les utopies les plus laides, dont l'absurdité et l'inapplicabilité ont eu un impact si brillant. »

« Et il faut avancer, cela est nécessaire, non seulement, parce que la marche arrière d' un organisme d’Etat signifie sa destruction, mais aussi parce que, dans l'histoire de la Russie, il n'y a rien à quoi il serait souhaitable de revenir. Désormais, tout le monde exige avec une impatience fébrile des améliorations et des transformations dans tous les domaines. Il ne fait aucun doute que ces demandes continueront de croître de plus en plus. Il est possible de les faire taire un certain temps, bien sûr, mais cela signifie faire pourrir l'Etat et le peuple. Ainsi, il me semble difficile de ne pas voir que la prospérité de la Russie et, par conséquent, le bonheur de son monarque ne consiste ni arrêter son développement et ni à imiter les transformations occidentales, mais consiste en le développement indépendant de l'organisme du peuple et non en le désir infantil de rattraper l'Occident ».

« La tâche du gouvernement russe devient de plus en plus difficile chaque année. Maintenant, il n'est plus possible de se borner à continuer le travail commencé par Pierre le Grand, de seulement assimiler ce qui apparaît à l'étranger, parce que, apparemment, ces arrangements ne peuvent mener à rien de bon ; maintenant il faut soi-même trouver le chemin, après avoir rejeté les décrets étrangers. Mais pour trouver le bon chemin, il faut plus que jamais se tourner vers le peuple lui-même, afin d’apprendre ses besoins non seulement matériels mais aussi spirituels ».

« L'éducation de l'héritier doit être spirituelle et esthétique. Je l'appellerais idéal si ce mot n'avait pas la signification de quelque chose de faux, de non substantielle. Je vais essayer de transmettre mon idée plus clairement. Tout dans le monde a une forme et un contenu, mais la forme correspond rarement au contenu, et souvent inversement, sous une forme magnifique il n'y a absolument aucun contenu, et la forme apparemment insignifiante cache parfois un contenu infiniment profond. Dans une vie pauvre et simple, les formes sont si inélégantes et peu attirantes que si le développement s'empare du corps, il préfère involontairement une pensée riche et splendide, une idée et un profond sentiment intérieur aux formes maigres et parfois sales qui l'entourent. Mais plus une personne est élevée sur l'échelle sociale, plus les formes de vie qui l'entourent sont attirantes et élégantes, et plus il est facile de se laisser emporter par ces formes sans en remarquer le contenu. C'est pourquoi, plus les gens sont haut dans la société, plus l'éducation devrait essayer d'attirer l’attention sur la beauté et la profondeur du contenu de la pensée, de l'idée ; le plus fort devrait enraciner dans son âme la conviction que toute la splendeur et la brillance ne sont qu'un oripeau, valent beaucoup d'efforts, de temps et d'argent et n'ont aucune valeur ni dans l'histoire, ni pour la prospérité du peuple, ni même pour le bonheur de ceux qui s'entourent de cette splendeur, de cet brillance. Le plus souvent, l'histoire se moque amèrement de la splendeur recouvrant la nullité, et, au contraire, loue les formes les plus insignifiantes et misérables d’où se dégagent les fleuves inépuisables de l'histoire. L'image des trois crucifiés sur une petite colline à l'extérieur des murs de Jérusalem ne contenait rien de magnifique et rien de majestueux. Pierre le Grand, festoyant avec les travailleurs des navires hollandais, ne pouvait pas non plus attirer les regards habitués au luxe. Et les demeures des empereurs romains, les palais des riches romains et les palais de la dynastie des Bourbons n’ont jamais autant brillé que lorsque, sous eux et autour d'eux, il y avait des milliers de malheurs et de dangers et qu’ils n'avaient pas suffisamment de vie et de forces pour survivre une autre année, mais lorsque sous tout cet or se trouvait une misère spirituelle totale, il n'y avait pas une seule idée vivante pour faire naître quelque chose. L'éducateur, ouvrant les yeux d'un élève aux événements historiques, à l’état actuel des couches sociales, doit constamment enraciner en lui l'idée que dans l'histoire, et, même, dans la vie d'un individu, une pensée est importante et ne peut pas être remplacée par le luxe. »

« Je vous écris, et seulement à vous, ce qui m'a donc permis d’exprimer cette indignation, qui peut vexer les autres en inutilement.  Mais ce sentiment est si âcre, si insultant, qu'il est impossible de le retenir, de faire en sorte qu'il ne s’exprime pas en un langage caustique et insultant ».

Tout ce que Ouchinsky a proposé n’a pas été réalisé, mais, dès qu’il eût 16 ans, les personnalités suivantes ont participé à la formation de Nix : K.D. Kavelin, les littéraires F.I. Buslaev et I.E. Andreevsky, les historiens S.M. Soloviev et M.M. Stasyoulevich, le statisticien et économiste I.K. Babst, l’économiste A.I. Chivilev, le professeur de droit financier N.H. Bunge, les experts en droit K.P. Pobedonostsev et B.N. Chicherin, l’historien de la philosophie Kudryavtsev, le chancelier A.M. Gorchakov. Les sciences militaires ont été enseignées par le général E.I. Totleben, le général A.S. Platov, le colonel M.I. Dragomirov.

Tout ce travail a été organisé par le comte S.G. Stroganov. Ce sont tous des noms bien connus de l'histoire russe, et dans les cinq années à venir, en Russie et à l'étranger, les rumeurs et les informations sur les capacités extraordinaires de l'héritier du trône russe se sont répandues. Mais le futur Nicolas II est mort à l'âge de 22 ans à Nice, tout le programme de développement éducatif et générationnel de système gestion de l'Empire de la Russie se retrouva fermé (on n’y peut rien, c’est un risque du régime autocratique), Alexandre III devint l’héritier et l’empereur, et, une génération plus tard, nous avons obtenu un autre Nicolas II qui était essentiellement inadapté pour occuper le poste de tsar.

Konstantin Dmitrievich Ouchinsky (il n'a vécu que 46 ans) a réussi à apporter sa contribution à ce programme en écrivant son ouvrage fondamental, « L'homme comme objet d'éducation, l'expérience de l'anthropologie pédagogique », mais cette contribution n'est toujours pas utilisée. Elle a seulement été enseignée dans les écoles pédagogiques supérieures, comme ça, en passant et oubliée depuis. Et pourtant, ce livre peut être mis à côté des travaux les plus remarquables sur la formation et l'éducation. Si nous étudions Locke, Condillac, Tracy et ce livre d’Ouchinsky ensemble et à des fins pratiques (« pour extraire la logique des textes, il est nécessaire d'inclure ces textes dans sa propre activité et, par conséquent, de les lier à la compréhension, à l'utilisation des moyens, à la résolution des problèmes à partir de ces textes »), cela peut donner des résultats étonnants dans des conditions contemporaines.

En Russie, après une pause d'un siècle, Alexander Zinoviev et Georgy Schedrovitsky se sont donné pour tâche de maîtriser les moyens de travailler avec les idées (cf. G.P. Shchedrovitsky, « J'ai toujours été un idéaliste »), et Shchedrovitsky a passé sa vie à amener les moyens, accumulés par l'humanité, aux méthodes couramment utilisées, fondant ainsi le mouvement des méthodologistes et le dirigeant, organisant son travail jusqu'à sa mort.

 

 

Definition de la tache pratique de former le processus de developpment durable dans la realite digitale 

Si nous prolongeons le travail de Tracy et Speransky avec celui d’Ouchinsky, alors il est nécessaire de réincarner le cycle de vie de l'idéologie qui a été interrompu au XIXème siècle. Il faut élaborer une version de travail de la carte des idées régulant la pensée, la communication et l'interaction des agents de développement agissant indépendamment. Ceci est nécessaire pour la gestion idéologique d’une action multifocale, multidimensionnelle et durable, avec un objet social complexe, comme une sphère d'activité, par exemple, l'éducation en générale ou encore une ville. Dans le contexte de la révolution numérique, cela signifie :

1.      La création d'un banc expérimental pour finaliser l'idéologie, comme environnement et instrument de gestion d'un objet socioculturel complexe, qui diffère dans ses méthodes et outils de gestion administrative, de gestion de projet, de programmation d'activités et de politique. Un outil « dynamique » et « d'auto-affûtage » qui s’appuye non seulement sur les institutions existantes, mais aussi sur les mouvements, les réseaux et autres formes d'action sociale non institutionnelles et émergentes ;

2.      L’apport des résultats de la gestion idéologique de la pensée et des actions d'agents de développement actifs et indépendants, obtenus dans le « bureau d’études socioculturel avec des bancs d'essai et une production pilote » de méthodes et technologies adaptées à une utilisation en série.

 

Nous sommes confrontés au fait que le travail avec un certain nombre d'objets, sans concept d'idéologie et, par conséquent, sans méthodes et instruments que ce concept donne au gestionnaire, est impossible. Analysant l'expérience de 25 ans de travail, nous sommes arrivés à la conclusion que l'absence de ces instruments ferme pratiquement toute possibilité d'un travail efficace sur les villes, les problématiques régionales et politiques et entrave considérablement le travail dans le domaine de l'éducation. Nous procédons maintenant à des ajustements de nos programmes et de nos actions en tenant compte des réalités mentionnées ci-dessus et nous avons l'intention de mener des essais et d'effectuer un « upgrade » du schéma de travail de l'idéologie que nous avons construit. La construction du schéma d'idéologie est la carte des idées, concepts, catégories, structures de pensée, schémas, connaissances, dessins, etc., régulant la pensée et l'interaction du système de gestion du développement et des agents de développement indépendants qui constituent aujourd’hui les cinq points de fixations des formes symboliques de ces idées :

 

La place de « l'esprit du monde » est nécessaire dans la structure de l'idéologie pour mettre en corrélation les échantillons de l’avant-ligne de la pensée humaine avec les opérations et les procédures de sa propre pratique de réflexion locale dans le cadre de la résolution de problèmes pratiques.

Les résultats du travail de l’Ecole Méthodologique de Management (EMM) allant dans cette direction sont présentés dans l’almanach « Technologie de la pensée systématique ». Cela nous permet de voir et de comprendre, par conséquent, d'organiser plusieurs processus différents sur le même matériau grâce à la structure fonctionnelle des lieux de fixation des idées, des constructions, et des connaissances qui contrôlent ces processus.

 « L’Histoire » est nécessaire dans la structure de l'idéologie pour comprendre et construire des voies et des actions, pour implanter des innovations dans le processus historique (cf. « La fin de l'histoire et le dernier homme » de F. Fukuyama), afin de ne pas traîner derrière la tendance mondiale du changement du processus naturel et historique par la création d'une histoire artificielle et technique.

« La propriété privée » est nécessaire dans la structure de l'idéologie pour la compréhension, par des agents ingénieux, des voix et moyens de créer les conditions matérielles et les ressources du développement. Jusqu'à présent l'humanité n'a pas inventé d’alternative à la création d'excès de richesse et « l'oisiveté en tant que mère de la sagesse », que l'entrepreneuriat et le business et pour lesquels la propriété privée est nécessaire. Cela peut facilement s’accorder avec un dogme idéologique rigide (cf. l'expérience de la Chine).

« La foi » (à ne pas confondre avec la religion) ne peut pas être enlevé de la structure fonctionnelle de l'idéologie pour une raison simple. Sans telle ou telle vision du monde, acceptation de l'un ou de l'autre, mais en aucun cas une seule image correcte du monde, les gens ne peuvent se comprendre, collaborer, même s'ils peuvent parler et se combattre avec ou sans foi. Relison la définition de la foi de l'apôtre Paul de l'Épître aux Juifs : « La foi est l'exercice de l'attendu et l'assurance de l'invisible. » La foi n'est pas une connaissance qui doit être vérifiée et problématisée tout le temps, c'est un lieu de fixation d’idées dont personne ne doute plus. Comme l'a dit Goethe : « La foi n'est pas le commencement, mais la fin de toute sagesse », achevant une longue ligne d’aphorismes de ce style : « Credo quia absurdum » (« Je crois, car c'est absurde ») Tertullien (155-220), « Credo ut intelligam » (« Je crois pour comprendre ») Augustine Aurelius (354-430), « Je comprends pour croire » Pierre Abelard (1079-1142), « Je veux sentir le remords, mais pas savoir sa définition » de Thomas von Kempis (1379-1471).

Que ce soit la Révélation de Dieu, la théorie du Big Bang (les gens convaincus par cette croyance ne se demanderont jamais : et, alors, qu’est ce qui a explosé, d’où cela vient-il ?), le Logos, l'Esprit supérieur, l'intellect artificiel (non-biologique), ou même des extraterrestres : cela n'a pas d'importance.

La foi en l'homme et son esprit est aussi foi. La réponse à la question « Qui a inventé qui, l'homme Dieu ou Dieu l’homme ? » (Kant s'est posé cette question avant d'ériger sa sixième preuve) n'est pas si simple.

Il est important qu'une telle place soit dans la conception de l'idéologie, et que la question de foi soit strictement personnelle. Une personne peut changer la foi, cela arrive souvent, mais il doit le faire de lui-même, s'il est un individu. L'autodétermination personnelle, aussi bien que l’autodétermination de l'activité, l’autodétermination professionnelle et sociale, est une action existentielle qui fait d'une personne ce qu’elle est. Ici aussi, il y a des particularités russes qui ont des causes profondes, de très vieilles différences historiques et culturelles entre églises orthodoxe et catholique.

« Culture, art » est nécessaire dans le schéma idéologique comme un lieu où les idées suivantes sont fixées : comment un petit être pas encore autodéterminé se trouve dans le monde de la pensée et de l'activité, comment il peut y entrer, ayant formé des capacités y correspondant. La formation de la capacité est la privatisation du meilleur mode d'action, que l'humanité a développé aujourd'hui, l'absorption de la norme culturelle. Une personne autodéterminée peut, au détriment de cette place fonctionnelle dans la structure de l'idéologie, réviser sa manière habituelle d'effectuer certaines opérations et procédures, en les comparant aux modèles existants de par le monde. L'art aussi colore le monde de différentes couleurs, faisant d'une personne ce qu’elle est.

Le processus global de transformation digitale change et complique la structure sociale trop rapidement, ce qui est incohérente avec l'inertie de la mentalité des gens.

L'émergence d’un « gouvernement électronique », par exemple, restructurerait la séparation habituelle des pouvoirs. De nouveaux formats inhabituels d'associations humaines surgissent rapidement et prennent de l’ampleur (les « humitières » de Zinoviev), les possibilités des réseaux sociaux, en particulier, ne sont pas pleinement comprises. La société change de plus en plus. Les technologies financières (FinTech) mènent à des paiements, prêts et des investissements sans les banques telles qu’on les a connu pendant plusieurs siècles. Il y a de nouvelles formes d'organisation d'activités sociales (flash mobs, révolutions de couleur ...), etc.

La technologisation des activités, principalement intellectuelle (ingénierie, management, etc.) a changé l'échelle et la vitesse de ces développements. En effet, elle a éliminé le dilemme entre « stabilité et changement » et posé celui entre « changement et changement plus rapide ».

De plus, la technologisation et la transformation numérique amènent à un « nettoyage » des emplois issus des activités transformées et au transfert des fonctions humaines vers une intelligence artificielle et non biologique. Cela laisse suspecter que le monde s'est approché de, et s'est arrêté avant, l'ère des projets socioculturels, à la fois locaux et planétaires. Il est souhaitable d’entrer dans cette ère équipée, et on ne voit pas d’autre mouvement lié au management non-administratif des pensées et des actions que la réincarnation de l'idéologie.

Si nous prenons la thématique du management, ce que nous faisons depuis de nombreuses années, on peut dire que le sommet de l’esprit du monde exige le transfert des technologies de la pensée managériale à la pratique de notre activité. Dans le cas inverse, on se trouverait en dehors du contexte global de la technologisation et de la numérisation des activités managériales, par conséquent, nous demeurerions en général en dehors des processus de développement mondial.

 

Postface 

 

Avec ce texte, nous avons jugé nécessaire de publier pour nos collègues et nos étudiants les résultats d'un long travail sur l'analyse de notre propre expérience en management et en formation managériale, étayée par des références à l'expérience historique, avec un accent mis sur l'identité russe, tel que nous la comprenons. Sans prétendre mettre un terme à cette question, mais comme un « amuse-gueule » pour nourrir la réflexion, le débat, et de futures actions pratiques conjointes. 

 

 

 Annexe 1 

La notion de moyens (facon) et de methodes

Il nous faut d’abord distinguer les moyens d’actions ordinaires et rationnelles. Les utilisateurs, qui ont leur propre pratique et entreprennent des actions ciblées pourraient trouver cette distinction utile, mais, pour le lecteur curieux, elle est excessive. Pour que des actions rationnelles aboutissent, il ne suffit pas d’élaborer des lois, ordres, instructions, décisions, indicateurs sociaux et limitations, traditions, motivations, actions de force, etc. Les actions rationnelles ciblées demandent des points de repère et des références au monde des idées. Il s’agit des catégories, langues, notions, connaissances, schémas, dessins techniques, textes, etc.

L’utilisateur comprend : « On ne peut rien tirer du texte en lui-même. On ne dégage de sens que de nous-même. De la même manière qu’on ne peut rien tirer des seuls objets de la nature : on tire quelque chose de notre activité avec ces objets. C’est pareil avec les textes. Pour trouver la logique de certains textes, il faut incorporer ces textes dans sa propre activité et les relier à la compréhension, à l’utilisation d’outils et à la résolution de tâches s’appuyant sur ces textes. Et quelque chose ressort enfin de cette mise en pratique » (G.P. Schedrovitsky, le rapport sur le séminaire de L’Ecole Méthodologique de Management ,06.10.1969).

Pour distinguer la manière habituelle et rationnelle, on aura recours à une anecdote pour introduire le raisonnement.

En 1786, dans la ville de Braunschweig, le professeur de mathématiques Buttner donne un devoir aux étudiants pour les occuper une demi-heure où même une heure afin qu’il puisse lui-même se reposer. Il propose aux étudiants de sommer tous les chiffres entre 1 et 100 et de donner leurs résultats. Il a repris sa place. Pour quelques minutes seulement, car Karl Gauss, un nouvel étudiant de 9 ans, vient le voir avec un petite plaque sur laquelle est inscrit le chiffre 5050.

- Qu’est-ce que c’est ?

- C’est le résultat.

Le maître, étonné et qui ne connaissait lui-même pas la réponse à ce problème mathématique inventé en marchant, se met à vérifier le résultat. Toute la classe est en joie ! Comment rouler le maître ! Il est certain que Karl sera fouetté pour avoir fait le maître recalculer son résultat. Mais Buttner arrive au même chiffre de 5050.

- Mais comment as-tu trouvé ?

- J’ai eu la flemme d’ajouter tous les chiffres, c’est trop long, donc j’ai pensé à additionner les chiffres par paire des deux bouts différents, dans chaque paire qui suit, le premier terme gagne un, et un est enlevé au deuxième. La somme de deux termes aux bouts différents sera toujours la même :  1+100=101, 2+99=101, 3+98=101 etc. Il y a 50 paires des chiffres, j’ai multiplié 50 par 101 et voilà le résultat !

Buttner s’est tout de suite rendu compte que Karl était un génie, qui, au lieu de suivre de simples procédures bien connues ou des procédures qui suivent le chemin le plus évident, aspirait à conceptualiser sa propre manière. Cela implique une rationalisation des opérations et procédures nécessaires, dans ce cas précis de remplacer 99 procédures d’addition par 3 :

  1. Faire la somme de deux chiffres en bouts de fil ;
  2. Identifier le nombre des paires dans le fil ;
  3. Multiplier l’un par l’autre.

 

            Mais, vraiment, pour ce faire, il faut commencer par penser à ce nouveau moyen et le mettre en place.

Et si l’on fait en sorte que ce moyen nouvellement conceptualisé prenne une forme qui permette d’être réutilisé par soi-même dans le futur et d’en transférer la possibilité d’utilisation à d’autres, cela que le moyen est devenu méthode. Il est évident que cela ne sert à rien de transformer la technique de Klaus en méthode : ce n’est pas une tâche pratique, elle est unique, accidentelle, on ne rencontrera jamais une telle situation et personne n’a besoin de méthodes pour trouver résoudre des telles problématiques. Il est néanmoins probable que les formules de multiplications abrégées, comme beaucoup d’autres choses, aient été trouvées de la même manière : quelqu’un, le premier, a trouvé un certain moyen en essayant de résoudre un problème pratique, un autre l’a transformé en méthode, et, après, tout le monde la met en pratique.

            Une telle manière d’élaborer des moyens pour ensuite les transformer en méthode universelle pour les artistes a été introduit par Giotto di Bondone au début du XIVème siècle. Auparavant les artistes n’étaient pas arrivé à rendre la perspective sur leurs tableaux. Giotto a suivi le conseil de Roger Bacon d’étudier les œuvres d’Euclide aussi rigoureusement que les travaux des Pères de l’Eglise et a découvert qu’en optique les rayons lumineux se joignent sur l’œil en formant un cône, et que, donc, les images d’objets se conforment à des règles géométriques strictes. On ne sait pas combien de temps et d’efforts cela a pris de créer ce moyen, mais il est à noter que son travail de l’église de l'Aréna de Padoue, en Italie, sur commande d’Enrico Scrovegni, marque un tournant dans l’évolution de la peinture européenne. Cela signifiait l’introduction de la perspective en peinture. Toutes les lignes parallèles dans les fresques se rencontrent en un même point, que Giotto déplace en différents endroits sur ses peintures, donnant donc une direction à la perception des spectateurs. Le moyen était tellement révolutionnaire que Giotto lui-même ne l’employait plus presque jamais. Et c’est seulement au XVème siècle que ce moyen est devenu un modus operandi, écrit et appliqué par tous les artistes. De nos jours, on l’apprend à l’école.

            Le cycle « tâche – idée – notion – moyen – connaissance – méthode » peut être retrouvé dans plusieurs domaines de l’activité humaine.                                       

Les moyens dans le travail sur les idées possèdent une histoire longue et compliquée qui remonte à Platon. La première personne qui s’est proposée de transformer les opérations et procédures de travail sur les idées en méthode a été Antoine Destutt de Tracy.

            « L’idéologie est une science sur la formation des idées […]c’est la théorie des théories ».

            « La méthode est l’art d'aménager vos idées de la façon la plus convenable pour rechercher la vérité et l’exprimer » (Antoine Destutt de Tracy, Élément d’Idéologie, 1801).

Annexe 2

Reconstruction substantive et genetique de la notion d'ideologie

Nikolay Andreichenko, Andrey Reus (1999)

Авторы статьи: Николай Андрейченко, Андрес Реус (1999 г.)

En Europe, la notion d’« Eidos » est entrée dans la conscience collective il y a presque 2 500 ans. Platon a divisé le monde intelligible, celui des idées (une idée est éternellement identique à soi-même, tous les idées existent déjà) et le monde sensible, des choses (la réalité est toujours la réalisation altérée de l’idée éternelle - Cf. « La République »). Cette différenciation est toujours dans les esprits européennes, de même que sa « technique de rappel ». Si toutes les idées existent déjà, qu’est-ce qu’il faut faire pour les « rappeler » ? (Cf. « Ménon », Dialogue de Socrate avec un jeune esclave). Aristote a mené son travail sur les idées jusqu’à la construction de syllogisme (Cf. « Les Premiers Analytiques ») dans le cadre pratique des opérations cognitives.

            L’étape suivante dans l’élaboration de moyens de travail sur les idées et les instruments correspondants a été réalisée par Vitruve dans son « De architectura libri decem » qui faisait la différence entre les « réflexions » permettant de contenir l’intégralité d’actions (dans son cas à lui il s’agissait de l’intégralité de projets d'ingénierie) et « les inventions » offrant des solutions à des problèmes particuliers et des percées dans l’inconnu, sur la base de la conscience. « Tout cela commence par la réflexion et l’invention. La réflexion est le fait de s’appliquer avec persévérance, assiduité et vigilance, menant à l’exécution voulue d’une entreprise, et l’invention, est, de son côté, la résolution d’obscures problèmes et la légitimation raisonnée d’un nouvel objet, découvert par l’intelligence vivante. » L'essentiel des « Dix livres sur l’architecture » tient en une première tentative de schématiser les méthodes du travail sur la pensée dans le domaine de l’ingénierie, où il est nécessaire de séparer une idée de son accomplissement ou de sa réalisation pour être capable de diriger chaque partie du processus. Pour cela, Vitruve évoque la nécessité de créer des graphiques afin de fixer les idées. Mais le moyen de créer des dessins graphiques à grande échelle n’a été élaboré qu’au XVIIème siècle.

            Mais les instruments de pensée dans les domaines de l’ingénierie, de la gestion économique, de la connaissance et même dans le domaine militaire progressaient extrêmement lentement : il a fallu des siècles pour que des innovations se fassent jour. Karl Marx l’a remarqué dans son Capitale : « La production des idées, des perceptions et de la conscience est entrelacée avec l’activité matérielle et la communication matérielle, avec la langue de la vie réelle ».

            Pendant le période scolastique le lien entre la pensée et la pratique a été oublié. On s’est alors préoccupé des règles formelles de logique, essentiellement de règles pour exposer ses idées sans erreurs, au lieu de penser aux règles pour se rappeler (créer) ces idées. On pourrait ici établir une grande liste de noms, incluant même un pape, et de nombreuses œuvres. Dans l’ingénierie, il n’y a eu, et ce jusqu’au XVIIème siècle, aucune tentative de systématiser les pratiques rationnelles pour penser les actions.

Pierre de la Ramée a été le premier à douter du fait que le syllogisme soit adapté à la création des idées : « Tout ce qu’a dit Aristote est mensonge. » Encore pire : dans le projet de réforme de la Sorbonne proposé au roi, il indique comme principales problème le fait que ceux qui enseignent ne disposent pas d’une méthode basée sur la connaissance de l'esprit humain, et que de manière générale, il y a trop d’enseignants. Et c’est pour cela que les enseignants, furieux, l’ont tué lors de la nuit de la Saint Barthélémy. La réforme a été mise en place et le nombre des enseignants réduit. L’idée générée et prononcée tend toujours à réaliser son potentiel.

 Bacon, Descartes et d’autres ont continué le travail de Pierre de la Ramée. John Locke a suivi Descartes et Gobbs, et a problématisé l’existence des idées a priori et, en dédiant 20 ans de sa vie à ce travail, a présenté une autre conception : les idées sont l'œuvre des hommes (notamment des âmes, voir « Essai sur l'entendement humain ») et sont issues de l’expérience intérieure (sensation) et de l’expérience extérieure (réflexion) après plusieurs transformations. L’ensemble des sensations fournies par nos organes donnent des idées simples et abstraits. Les idées simples se transforment en idées plus complexes par la réflexion (capacité de notre pensée à se rendre compte des moyens de sa propre activité). Le cycle « sensations– réflexion – idée » constitue un acte unique d’appréhension, dont notre expérience est composée. John Locke a mis tout cela en pratique et établi les principes d’un système d’éducation (voir « Pensées sur l'éducation »). Il est intéressant de voir comment l’éducation a contribué à l’importance de l’anglais, devenue langue universelle, et des Anglo-Saxons, qui dirigent le monde (ceci n’était pas le cas à l’époque de Locke), même s’il existe bien sûr d’autres facteurs comme la position insulaire, la jurisprudence, la grande charte, etc.

Condillac ne se contentait pas du fait que la réflexion transforme l’ensemble des sensations en pensées, en « la boite noire », il avait besoin d’une description opérationnelle et a pour cela introduit de nouvelles notions :

-          un système (comme le système de connaissances) ;

-          un signe (comme élément nécessaire des notions et des connaissances) ;

-          la langue (comme ordre des idées) : « Pour toute l’activité consciente de la pensée il faut des signes, mais l’action d’analyse par laquelle la conscience se découvre implique l’application de l’ensemble des signes, mais pas les seuls signes mais la langue dans son ensemble, c’est à dire tout l’ordre des idées, actualisé et analysé par le discours (Condillac, « La langue des calculs »).

 

Oublié de nos jours, Antoine de Statut Tracy, attendant son verdict et son exécution, lisait Locke et Condillac et, alors qu’il manquait de temps, a écrit pour lui-même « un court exposé sur les vérités sur lesquelles ils ont dessillé mes yeux ». Il aurait dû être exécuté le 14 Thermidor (1 Août 1794), mais le 9 Termidor, cinq jours avant, a envoyé Robespierre et ses amis à la guillotine, pas lui. Lui et Jean Fourier, aussi condamné à mort, étaient plus chanceux que Lavoisier, dont la mort a donné naissance à la célèbre formule : « La Révolution n'a pas besoin de savants », après l’arrestation de Condorcet et d’autres membres de la communauté pensante. D’ailleurs, le coup de 9 Thermidor a aussi sauvé la vie de Rose Joséphine de Beauharnais et même amélioré sa vie : son mari était déjà mort mais pas elle, devenue une veuve, libre qui allait faire tourner la tête d’un jeune général.  

Tracy, élu, et placé à la tête de la Section de l’analyse des sensations, des idées et des signes dans la classe des sciences morales et politiques de l’Institut des Arts et Sciences, crée en 1795 en remplacement des Académies royales. En 20 Juin 1796, il donne un discours, « Le projet de l’idéologie », dans lequel la notion est utilisé pour la première fois dans la pratique mondiale. En 1798 il publie son « Mémoire sur la faculté de pensée », devenu le socle programmatique des idées de fond du mouvement intellectuel des « idéologues ». Sa section organise des concours sur les questions suivantes : « L’influence des signes sur la création des idées », « L'effet de l’habitude sur la faculté de pensée », etc. Poursuivant la ligne de Descartes, John Wilkins et Leibnitz, Tracy publie sa « Réflexions sur les projets de pasigraphie » et devient tellement absorbé par la résolution de la tâche pratique de créer des méthodes efficaces pour envisager la pensée et les actions comme moyen de transformer la société, qu’après deux jours de réflexion il refusera l’invitation du général Bonaparte à se joindre à la campagne d’Egypte en tant que brigadier-général.

Il entend à résoudre le problème de l’éducation du nouveau citoyen, en accordant la méthode de la pensée, qui, d’abord, doit se rendre compte de sa nature et de celle des actions, puis couvre tout le domaine de la connaissance positive et, en cela, maintient ces connaissances actualisées, et, enfin, adapte l’espace des idées à la conscience individuelle. Il voulait en outre éviter toute possibilité pour les idées de se dogmatiser, ou, autrement dit, de se fossiliser et de devenir lettre morte. Au contraire, il insistait sur le fait que les nouvelles générations devraient reproduire des idées avec toute l’émotion initiale de l'expérience de la vérité. C’est dans l’idéologie de Tracy que le signe devient pour la première fois l’élément structurel de toute perception, il est autant nécessaire, et même plus encore, pour l’expression de la pensée que pour son apparition et son développement futur.

Sans espoir de changer la pensée des adultes, il écrit un manuel d’école pour les enfants de 12 à 14 ans : « Projet d’un cours sur les éléments de l’idéologie pour les écoles centrales de la République Française ». Dans les éditions suivantes ce livre avait pour nom « Eléments d'idéologie ». Le livre a été écrit pendant les années 1801-1815. Dans la première partie du livre (« Idéologie proprement dite », 1801) ; l’idéologie est étudiée comme science des idées. La science de l’idéologie est une analyse des facultés humaines s'appuyant sur la conception de Condillac. Destutt de Tracy en dénombre quatre : sentiments, mémoire, jugement, volonté. La deuxième partie du livre (« Grammaire générale », 1803) expose l’enseignement sur les signes à l’aide desquels les idées sont exprimées. La troisième partie du livre (« La logique », 1805) est consacrée à la légitimation des méthodes analytiques et synthétiques de la connaissance. Son « Traité de la volonté et de ses effet » (1815) porte sur les problèmes de morale, étudie l’origine des désirs humains et leur compatibilité avec les véritables objectifs de vie.

De Tracy note dans l’introduction : « Je ne veux pas communiquer de connaissances toutes prêtes dans ce livre, je voudrais tout simplement vous inciter à vous rendre compte de ce qui se passe dans votre tête quand vous pensez, parlez et réfléchissez. Car avoir des idées, les exprimer par des mots et les assembler dans un raisonnement sont trois choses différents, même associées. »

« On a un seul but : étudier attentivement ce qu’on fait quand on pense et décider de ce qu’il faut faire pour penser correctement. »

« D’abord un homme agit et après il réfléchit sur ce qu’il a fait et apprend ainsi à mieux agir. Il reçoit une connaissance primaire d’une chose quelconque, après il la pèse. Enfin il corrige cette connaissance, l’améliore et, en repoussant ses limites, il progresse. »

Suivant Condillac, qu’il considérait comme son maître, et Condorcet, Tracy a élaboré un système d'entraînement pour les écoles afin de cultiver les facultés humaines responsables de « la production des idées ». Sa dernière publication sur ce sujet est « Principes logiques ou Recueil de faits relatifs à l'intelligence humaine » en 1817.

L’ingénierie a aussi connu des transformations radicales. 20 ans avant la révolution, Gaspard Monge a mis au point un système de soutien noétique au travail des ingénieurs. Monge et Carnot ont créé l’Ecole Polytechnique après la révolution en 1794, sa « Géométrie descriptive » a été publié en 1799, mais sa méthode de formation des ingénieurs, a été tenue à discrétion pendant 20 ans. Elle a même été trouvée à Mézières, pas à Paris. Les ingénieurs français ont énormément contribué aux victoires de la République et de l’Empire. Ce même Monge était Ministre de la Marine et a garanti la préparation technique et la puissance du feu de la flotte, perdue à Aboukir et Trafalgar à cause de l’amiral Villeneuve. La technique de combat de Villeneuve ne valait pas celle de Nelson. D’ailleurs, en français le mot « ingénierie » vient du Latin « ingenium » - ingéniosité, et « ingeniare » - élaborer, trouver une façon de faire quelque chose. On veut croire que le mot anglais « engineering » ne vient pas de « engine ».

Il est indéniable qu’Antoine Destutt de Tracy était le premier intellectuel français, même si l’on tient compte de ses grands contemporains comme Pierre-Simon Laplace, Antoine Lavoisier, Claude Berthollet, Antoine Fourcroy, Lazar Carnot, Phillippe Pinel, Pierre Cabanis, George Cuvier, Jean-Baptiste Lamarck, André-Marie Ampère, Gaspard Monge, Joseph, Lagrange, Jean Fourrier, Louis Poinsot, Andrien Legendre, Augustin Cochin, Constantin de Volnay, Jean Antoine Condorcet, etc.… Ils sont tous les pères, créateurs et pionniers de nouvelles idées, que l’on retrouve dans les résultats de le travail intellectuel sur les méthodes et instruments décrit dans « Éléments de l’idéologie » de Destutt de Tracy. Ils ont contribué, aussi, au mouvement baptisé en 1800 par Napoléon « mouvement des idéologues ». Napoléon appréciait chacun de ces individus au plus haut point. Il les faisait monter en grade et les récompensait, mais, en même temps, résistait durement à leur renforcement et s’opposait à l’influence de leurs idées sur les Français. Il n’avait pas besoin des gens aux larges idées, il voulait seulement des gens pensants un peu et d’une grande loyauté. En 1803 il a fermé la classe des sciences morales et politiques de l’Institut National et toutes les sections de Tracy, qui s’est ainsi retrouvé dans la nouvelle classe de langue français et de littérature. Napoléon s’est souvent exprimé vivement à propos de l’activité des idéologues. Dans son livre « Vie de Napoléon » Stendhal décrit un épisode de 1808 quand Tracy a été élu à l’Académie : « Le souverain a chargé Ségur de mettre fin à la philosophie à l’Académie le jour le comte de Tracy a devenu le membre. Il était drôle d’entendre la façon dont le Grand chambellan condamnait cette pauvre philosophie.» Après la rébellion du général Malеt qui mit Tracy et deux autres idéologues sur la liste de nouveaux ministres, Napoléon quitta son armée et accoura à Paris pour dire au Conseil d’Etat le 21 Décembre 1812 : « Il faut attribuer tous les malheurs de la France à l’idéologie. A cette théorie d’hyper sensivité cachée dans le noir, qui cherche à jeter les fondements de la législation des peuples en scrutant sinueusement les origines au lieu d’adapter les lois aux connaissances du cœurs humaines et aux enseignements de l’histoire. »

Le conflit avec Napoléon n’empêcha pas de Destutt de Tracy de travailler, mais la défaite de Napoléon y mit fin. Dans « Mon passé et pensées » de Herzen il y a cette observation : « Je ne peux pas passer nonchalamment devant la gravure représentant la rencontre de Wellington et Blücher au moment de la victoire de Waterloo. A chaque fois que je la regarde, le froid me prend et j’ai peur… Ils viennent de faire verser l’histoire dans une boue dont elle ne sortira qu’après un demi-siècle...Le rencontre a eu lieu à l’aube…L’Europe dormait toujours et n’avait aucune idée que son destin avait changé. »

L’élaboration des méthodes et instruments de pensée – un vecteur intégrateur et pratique du travail philosophique mis en avant par le mouvement des idéologues – voyait sa fin. Les vainqueurs de Napoléon n’avait pas non plus besoin de gens comprenants ou pensants. La philosophie devenait une discipline académique placée sous les ails des rois et empereurs, détachée des sciences et de la pratique, inaccessible aux profanes, soit de ce qui, en fait, plaisait aux philosophes. En fin de compte, elle a perdu dans la sophistication ses outils et méthodes de travail de pensée au profit de certains domaines scientifiques et a laissé sa place au positivisme.

Karl Marx croyait que Tracy était le représentant de la libre-pensée bourgeoise limitée. Il a fait du mot « idéologie » un nominal ayant élaboré la notion de « la forme transformée de conscience » qu’il opposait à la forme scientifique. Cela aidait l’idéologie autant que la rencontre de Wellington et Blücher. Depuis, grâce à Marx, tout le monde la place eux XIXème et XXème siècles. Tous les principaux travaux sur l’idéologie font un lien entre l’idéologie et la pensée, mais à l’idéologie est assignée une fonction plutôt rétrograde et réactive. Il suffit de citer « L’idéologie et l'utopie » de Karl Mannheim :

« ... L’activité humaine, qui depuis longtemps n’est pas soumise au contrôle rationnel et à la critique, peut facilement désobéir.

C’est pour cela qu’on ne peut donc que considérer que l'anomalie de notre époque réside dans le fait que les seules méthodes de pensée qui nous aident à prendre les décisions les plus importantes, à comprendre et conduire notre destin sociale et politique restent toujours non découvertes et inaccessibles au contrôle rationnel et à la critique. L’anomalie cité deviendra encore plus monstrueuse si on rappelle qu’aujourd’hui bien plus qu’auparavant tant dépend de notre évaluation correcte et compréhension de la situation. »

            « A strictement parler, il est faux d'affirmer qu’un individu pense. Il est plus correct de dire qu’il participe à un certain processus de mentalité/pensée lancé bien avant lui. Il se trouve dans la situation héritée, possède des modèles de pensée correspondant à cette situation et essaye de développer les types de réponses héritées ou de les remplacer par les autres pour mieux réagir aux nouveaux appels résultant des conséquences des transformations de cette situation. »

            « Les formes existantes concrètes de mentalité/pensée n’échappe pas au contexte d’actions collectives par laquelle on découvert le monde dans le sens spirituel. »

Et Mannheim d’introduire deux notions de l’idéologie, particulaire et totale : « La notion d’idéologie totale dénote le phénomène intermédiaire entre un simple mensonge et une opinion faussement structurée en théorie (idéologie totale) ».

            Alexandre Zinoviev : “Le 20 juin 1796 un événement a eu lieu à Paris, qui a eu un effet insignifiant sur le courant de l’histoire et a laissé une trace imperceptible dans la mémoire de l’humanité, bien qu’il soit devenu l’un des phénomènes caractéristiques de l’établissement de l’Occidentalisme. Ce jour-là, A. Destutt de Tracy, meneur du groupe des philosophes nommé idéologues, est intervenu à l’Institut National des sciences et des arts. Les représentants les plus illustres de ce groupe étaient Cabanis et Condorcet. Son discours était « Projet de l’idéologie ». Le rapporteur a proposé un projet de généralisation et systématisation des travaux de penseurs éminent comme F. Bacon, Locke, Condillac, Helveticus, etc., sous la forme d’une « théorie des théories » ou la science des idées – idéologie. Plus tard, il a présenté son projet dans le livre « Eléments de l’idéologie ». Il ne voulait pas créer une doctrine idéologique complète. Il considérait son exposé comme une simple première esquisse. Les réflexions sur le rôle de l’idéologie dans la transformation de structure sociale occupaient une place importante dans son projet. Après un court succès, peu retentissant, les idéologues ont perdu leur influence, qui s’est réduite à rien. Napoléon les a qualifiés de démagogues et de bavards. Marx a considéré Destutt de Tracy un doctrinaire bourgeois. L’ironie de l’histoire se situe dans le fait que Napoléon s’était formé sous l’emprise des aïeuls de l’idéologie Occidentale (Voltaire, Montesquieu, Helvetius, Rousseau, Mably, Volnay, etc.) et que Marx lui-même est devenu doctrinaire alors qu’anti-bourgeois.»

            « Il est à noter que Destutt de Tracy a devancé non seulement les écoles idéologiques communistes de XXème siècle, mais aussi les idées en vogue du XXIème siècles comme les métathéories, les métasciences, les métalangues. »

            « On ne saurait dire s’il y avait jamais quelqu'un qui ranimera l’idée de Destutt de Tracy et créera une pensée combiné, généralisé et systématisé… C’est peu probable. » (A. Zinoviev, « Phénomène de l’Occidentalisme »)

 

 
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